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Le chant de Shilo : récit d’un.e compagn.e.on d’Ulysse

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Je pouvais seulement frapper. Dans le sommeil je voyais marcher les garçons que j’avais tués, les uns derrières les autres, mes proies. Ils ne me faisaient pas peur, ils étaient plus lents que moi. J’ai regardé Shilo alors, j’avais tout dit. Elle me devait une histoire, parle. (p. 58)

Compte-rendu du livre Le chant de Shilo de Sébastien Ménestrier, Éditions Zoé, 2022.

Paru en février dernier aux éditions Zoé, Le chant de Shilo, un récit en prose au rythme poétique, prend pour cadre les textes homériques. Alcos, la narratrice, raconte à Énée comment, déguisée en jeune homme, elle s’est embarquée avec les Grecs pour la guerre de Troie, comment elle a participé au siège de la ville, à la ruse du cheval et au massacre des Troyens et comment elle a accompagné Ulysse dans ses errances, du moins jusqu’à l’île des Cyclopes, où un chant la retient… Elle navigue donc dans le flot épique matérialisé dans la littérature classique par trois mastodontes : l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, ainsi que l’Énéide de Virgile. Au-delà de ce contexte, c’est aussi le récit d’une passion, de la violence, du besoin d’aller jusqu’au bout.

Le chant de Shilo est une histoire moderne dans un cadre antique, dans un compromis tout à fait réussi. Les problématiques et les personnages sont parlants pour un public actuel et le substrat gréco-romain est utilisé avec maîtrise. Ci-dessous, vous trouverez de courtes réponses à quelques questions que vous pourriez vous poser en lisant ce livre (attention : spoilers !).

Retrouve-t-on Alcos (alias Achéménide) dans le cycle épique ?

On ne trouve pas de trace de ce personnage chez Homère, mais il apparaît chez Virgile : Dans l’Énéide (3, 588-691), Énée raconte à Didon la guerre de Troie et ses aventures, qui le mènent, après Ulysse, à l’île des Cyclopes. Il y trouve un Grec, Achéménide, oublié par ses compagnons dans leur précipitation à fuir ce lieu dangereux. Ce personnage a été inventé par Virgile pour renforcer le lien avec les épopées homériques. Une différence frappante avec notre roman moderne est que, dans l’Énéide, Achéménide fuit les cyclopes, terrifié. Dans Le chant de Shilo, Alcos, après avoir aveuglé ou tué les chefs cyclopes pour faire plaisir à Shilo et aux cyclopes femmes, se fait chasser, mais sans violence, par ces dernières, qu'on sent méfiantes.

Y a-t-il des femmes cyclopes dans la littérature gréco-romaine ?

Dans notre roman moderne, Shilo, dont le chant retient l’héroïne, est une femme cyclope. Elle vit en société avec d’autres cyclopes, gouvernés par quatre petits rois, tous de sexe masculin. L’un d’eux est Polyphème, le plus célèbre des cyclopes antiques. C’est lui qu’Ulysse éborgne dans Le chant de Shilo, comme dans l’Odyssée (9, 375-400). À la demande de Shilo, Alcos se chargera d’éliminer les autres roitelets, libérant les cyclopes femmes.

Les femmes cyclopes brillent par leur absence de la littérature antique. Dans l’Odyssée (9, 106-115), Ulysse explique que les cyclopes n’ont pas de loi commune, mais que chacun a autorité sur sa femme et ses enfants. Il y aurait donc en toute logique des femmes cyclopes, mais elles n’apparaissent pas individuellement. Dans Le Cyclope, pièce satyrique d’Euripide qui reprend cet événement de l’aveuglement de Polyphème, celui-ci dit préférer les garçons et s’acoquine avec Silène (v. 584-589). Qui plus est, Théocrite, dans son poème Le Cyclope, met en scène un Polyphème amoureux… de la nymphe Galatée et non d’une cyclope.

À noter au passage que dans Le chant de Shilo les cyclopes sont des forgeronnes. Les mythes antiques distinguent généralement les cyclopes comme Polyphème, descendants de Poséidon, de ceux chargés de forger le foudre de Zeus, descendants d’Ouranos et Gaïa (Hésiode, Théogonie, 139-146). Virgile rapproche géographiquement ces deux types de créatures (Enéide 3, 554-571 et 8, 416-422), ouvrant la porte à une fusion de ces espèces.

Alcos ment-elle aussi bien qu’Ulysse ?

Ulysse, que la narratrice accompagne, est représenté dans l’Antiquité comme un héros rusé, habile à parler et menteur. Dans Le chant de Shilo, Alcos, pour séduire Shilo, prétend que c’est elle et non Ulysse qui a tué Polyphème… et le mensonge devient vérité. Lorsque Shilo lui demande comment elle a tué le cyclope, celle-ci invente une histoire, et en tire cette conclusion : « C’était simple de lui dire ça, de le croire, maintenant c’était vrai. » (p. 47) Pour Ulysse par contre les mensonges sont des outils provisoires. On connaît bien sa ruse dans l’antre du cyclope, où il prétend s’appeler Personne (Odyssée, 9, 364-367), de sorte que les cyclopes accourant aux cris de Polyphème aveuglé croient, en entendant les explications de ce dernier, qu’il s’agit d’un accident (« Mes amis, Personne me tue par ruse et non par force. »   φίλοι, Οὖτίς με κτείνει δόλῳ οὐδὲ βίηφιν. Odyssée, 9, 408). Une fois échappé de la grotte avec ses compagnons et après avoir éloigné leur embarcation d’une bonne distance de sécurité, Ulysse avoue son vrai nom au cyclope (Odyssée, 9, 502).

Encore un bébé abandonné ?

« Il m’a dit une seule fois comment il m’avait trouvé dans des langes blancs, grande de rien, sur un chemin. » (p. 9) Cela vous dit-il quelque chose ? Plusieurs héros antiques ont été abandonnés et adoptés, créant une surprise au moment de la découverte des parents biologiques. C’est le cas du fameux Œdipe, qui tue son père et épouse sa mère en les méconnaissant. Dans Le chant de Shilo, pas de pareille révélation, le procédé s’insère dans la thématique de l’identité et du déguisement : La première phrase du livre donne le ton : « J’ai eu plusieurs noms, j’ai été fille puis garçon et ce n’est pas important, tu verras ça. » (p. 7) Baptisée Alcos par son père adoptif, la protagoniste s’engage pour la guerre de Troie comme homme sous le pseudonyme d’Achéménide. Elle oublie même qui elle a été : « Je n’y pensais plus, que j’avais été fille, j’étais volée, même de ça. » (p. 17) Elle retrouve son identité de femme en s’arrêtant sur l’île des Cyclopes et la conservera en retrouvant Énée qui a fui Troie et que ses périples, racontés dans l’Énéide de Virgile, mènent aussi sur l’île.

Aborder ces quelques questions nous permet de conclure que l’auteur, Sébastien Ménestier, connaît bien les sources antiques et se les est appropriées en prenant quelques libertés. Bien mesquin qui lui reprocherait de n’avoir pas scrupuleusement suivi les textes classiques ! Les variations d’un mythe sont courantes dès l’Antiquité, parfois tout à fait volontairement : Dans La Folie d’Héraclès, Euripide transforme l’enchaînement habituel, de sorte que le public ne s’attend pas à ce qu’Héraclès assassine sa famille… Effet tragique garanti ! Pour en revenir au Chant de Shilo, j’en recommande donc sans réserve la lecture.

Auteur : Égéon
Publié le : 9 août 2022. Dernière modification : 28 octobre 2024